Le Cheval Bleu
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Arcangues, la Revanche de Sagace

 

Le 6 novembre 1993, sur le dirt de Santa Anita, le meilleur fils de Sagace, Arcangues, pulvérise les meilleurs chevaux américains dans leur plus grande course, le Breeders' Cup Classic. Pour la première fois, le joyau de la plus riche réunion au monde est la proie d'un challenger européen. Impérial sur les pistes puis étalon méconnu avant de disparaître prématurément, l'extraordinaire pur-sang Sagace prend là une éblouissante revanche sur l'oubli des hommes.

 

 

Regarder Sagace fait très vite penser à Ribot, Sea Bird, Mill Reef ...

 

Un canter de rêve

Comparer des cracks de différentes générations reste une tâche délicate. Qui était le cheval du siècle? Sea Bird était-il plus fort que Ribot ou Mill Reef ? Allez France aurait-elle battu Corrida ? Insolubles problèmes ! Alors, plutôt que d'un Seigneur solitaire précipitant ses cavalcades au coeur de fantasmes trop élitistes, rêvons d'une horde célèbre galopant fièrement dans les prairies éternelles de nos souvenirs. Les cracks prodigieux sont là. Réunis tous ensemble dans un canter inoubliable.

Instants magiques ! La grâce de Sea Bird... L'extrême élégance d'Allez France... L'espièglerie de Nasrullah... Les auras particulières des Maîtres Chefs de race Northern Dancer et Native Dancer... Le chic de Sagace... La puissance de Nijinsky... Les éclairs de feu de l'alezan Secretariat... Les clins d'oeil de Miesque et de Coronation... Les excentricités d'Ivanjica... Non loin de là, Ribot se cabre et Vaguely Noble piaffe, tête au poitrail ; tous deux semblent défier Tantième et Mill Reef. 

Instants suprêmes!

 

Lentement, la poussière retombe... Une dernière vision fugitive des chevaux puis la horde disparaît derrière l'horizon violet de l'inconscient. Un temps d'hébétude... avant le retour aux questions et le désir d'écrire sur les meilleurs pur-sang des années 80.

En lice. Deux champions incontestés aux performances inoubliables et aux carrières d'étalon contrariées. Deux destins comparables, déviés l'un par une exportation précipitée, l'autre par la mort trop pressée.

Deux cracks mésestimés hâtivement au haras et que l'année 1993 va consacrer au plus haut niveau comme pères de champions.

L'un est père de Commander In Chief, White Muzzle et Wemyss Bight. Il s'agit bien sûr de Dancing Brave, prestigieux vainqueur de l'Arc de Triomphe 1986. Depuis juin 93 et le fabuleux coup de quatre (Derby d'Epsom, Irish Derby, Derby italien, Irish Oaks) réalisé par ses fils et fille, Dancing Brave est devenu l'étalon le plus renommé au monde, en compagnie de Sadler's Wells qui, lui, n'a pas montré tout à fait la même classe en courses.
Malheureusement, la richesse et le protectionnisme des courses au Japon, où Dancing Brave a été exporté, sont tels que nous ne devrions voir que très peu de ses produits courir désormais sur nos hippodromes, d'autant plus que le fils de Lyphard connaît actuellement de graves problèmes de fertilité.

L'autre est Sagace, le père d'Arcangues, époustouflant vainqueur du Breeders' Cup Classic avant de rejoindre au Japon, Dancing Brave et beaucoup d'autres étalons classiques.

 

Sagace, le crack malchanceux

Rappelez-vous l'année 1983 ! Fils de Luthier et de Seneca (Chaparral), tentative d'inbreeding sur Brantôme, le vainqueur de l'Arc 1934, Sagace débute au printemps de ses trois ans dans le Prix des Marronniers. Il va par dessus le lot quand soudain, fantasque ou physiquement gêné, Sagace verse totalement sur sa gauche pour finir. Cause ou effet de cet écart, une déchirure musculaire lui coûte d'un rien la victoire et surtout l'éloigne des grands rendez-vous classiques de juin. Sagace réapparaît à Deauville où il rappelle le souvenir de sa grand-mère maternelle, Schönbrunn, triomphatrice du Grand Prix 1970. Sur l'hippodrome de la Touques, il termine d'abord deuxième du Prix de l'Eure puis perd sa qualité de maiden en dominant Garde Royale, le futur père de Carling à l'arrivée du Prix de l'Orne.

Très estimé par son propriétaire Daniel Wildenstein et son entraineur Patrick-Louis Biancone, Sagace est au départ de son premier groupe, le Prix Niel. Il l'emporte facilement devant Mourjane. Sagace courra l'Arc !...

Dans ce dernier, novice, coincé dans l'imposant peloton, il finit plein de ressources, n'ayant quasiment pas couru. Son jockey Alfred Gibert dira après la course qu'avec un parcours plus heureux, Sagace aurait fini dans les quatre premiers. La confirmation de cette bonne tentative a lieu dans le Prix du Conseil de Paris, course qu'il enlève facilement aux dépens de Galant Vert.

A 4 ans, Sagace restera à l'entraînement ! 1984 débute mal. Sagace se fracture la troisième phalange en terminant second de Romildo dans le Prix Ganay. La malchance s'acharne. Sa deuxième course de l'année a lieu dans le Prix Foy. Il l'emporte de toute une classe devant notamment Romildo. L'Arc approche...

Dans ces années là, les femelles ont un talent fou et souvent les vainqueurs de Derby, fragiles, passés de forme à l'automne ou pris dans les tourbillons d'enchères faramineuses partent rapidement au haras.

En 1984, les femelles restent sur cinq victoires consécutives dans l'Arc. L'année précédente, All Along a devancé trois autres pouliches, Sun Princess, Luth Enchantée et Time Charter, succédant ainsi au palmarès de la prestigieuse épreuve à quatre authentiques championnes Three Troïkas, Detroit, Gold River et Akiyda.

En 1984, les syndications d'étalons, les enchères lors des ventes de yearlings et le prix des saillies culminent. En 1984, la première Breeders' Cup va se courir, la saillie de l'étalon Northern Dancer s'échange dans des cercles privés aux alentours de 750 000 dollars et des yearlings sont payés une fortune (le record du monde et du siècle sera 13,1 millions de dollars pour Seattle Dancer, l'année suivante).


A l'automne 1984, Saddam Hussein ne sait pas encore écrire le mot Koweit et le futur Grand chef de l'occident sort à peine du Bush. Donc, en 1984, c'est l'euphorie et les propriétaires prennent difficilement le risque financier de remettre en jeu les titres de leur pur-sang vedette quand celui-ci a eu quelques problèmes. Ainsi, les trois "Derby-winners" Darshaan (passé de forme depuis Chantilly), Secreto (n'a jamais recouru après le Derby d'Epsom) et El Gran Senor (gagnant au Curragh) sont déjà au haras. De même que Teenoso, le vainqueur des "King George", qui lui se blesse une semaine avant le jour J.

Malgré leur absence, l'Arc de Triomphe s'annonce superbe. Le lot est de très grande qualité. De grands champions sont au départ : la prestigieuse All Along gagnante en 1983, la merveilleuse alezane Northern Trick facile lauréate du Prix de Diane, les futurs fantastiques étalons Sadler's Wells et Rainbow Quest, le champion océanien Strawberry Road, les toutes bonnes Time Charter, Sun Princess, Princess Pati... En dépit de son inexpérience au plus haut niveau, Sagace est installé favori de l'Arc. Pressentant son immense classe à peine entrevue en compétition, le public l'a plébiscité.

Dans la ligne droite, ses adversaires ne verront son panache que de loin. Le beau cheval bai, portant un lys blanc irrégulier en tête, est entré dans la légende. Son charisme, le délié de ses foulées immenses malgré le terrain lourd, sa fantastique classe ont enthousiasmé même les plus difficiles.

Un pari est désormais bien tentant : rejoindre Corrida, Tantième, Ribot et Alleged au palmarès des doubles vainqueurs de la plus belle course au monde. En 1985, fidèle à ses habitudes, Sagace court très peu mais, contrairement aux deux années précédentes, aucun incident ne l'éloigne des pistes d'entraînement. La chance tournerait-elle ? Crack désormais consacré, il enlève facilement le Prix Ganay et le sélectif Prix d'lspahan avant de préparer l'Arc victorieusement dans le Prix Foy.

Dans l'Arc de Triomphe, Eric Legrix lance sèchement Sagace au début de la ligne droite mettant dans le rouge tous ses adversaires. Tous ses adversaires sauf un, Rainbow Quest. La lutte est fantastique. L'Anglais se porte à la hauteur du fils de Luthier. Soudain, - est-ce la cravache à droite de son jockey ou bien ses antérieurs qui souffrent sur le terrain sec ? -Sagace verse sur sa gauche et bouscule légèrement par deux fois Rainbow Quest. Sagace l'emporte finalement de peu.

Pour certains, l'instant est magique : Sagace gambade désormais avec Ribot dans les herbages éternels réservés aux pur-sang prodigieux. D'autres sont inquiets et ils ont raison de l'être car bientôt, la sirène d'enquête retentit. Quelques minutes plus tard, Sagace est déclassé au profit de Rainbow Quest.

A cinq ans, le crack maudit aux jambes de verre se retire. Lui qui possédait la grande classe, s'en va avec un palmarès certes magnifique mais qui, sans une certaine malchance, aurait pu être encore plus remarquable.

Comme Allez France, dix ans auparavant, Sagace était une star et chacune de ses apparitions créait l'événement. L'Arc de Triomphe, la plus belle course au monde, était sa course. Lui, qui n'avait jamais couru qu'en France, entre au haras aux Etats-Unis...

 

Arcangues, une folle victoire
dans le Classic de la Breeders' Cup !

 


Sagace n'aura pas non plus la carrière d'étalon qu'il méritait. Etrangement mésestimé par les éleveurs à l'instar d'Alleged, vainqueur des "Arc " 1977 et 1978, Sagace saillira peu de championnes.

Sagace disparaît jeune. A sa mort, aucun de ses rejetons ne s'est encore distingué sur les pistes. Rejetons d'ailleurs très rares.

En effet, de John Jairo qui débute à l'automne 1989 au talentueux Huron Warrior courant 93, ils vont être une petite vingtaine à fouler les pistes de Longchamp ou d'Auteuil. Pour les mâles, le défi est royal. Les disparitions successives de Luthier et de son meilleur fils Sagace constituent une perte énorme pour l'élevage mondial, leur succession est ouverte. Vingt chevaux parmi des milliers. La probabilité que Sagace ait donné naissance à un crack s'affiche effrayante.

Et pourtant... Les premiers à se distinguer sont Luynes et Sceaux, parmi les meilleurs de leur promotion à quatre ans sur les haies d'Auteuil. Il y a aussi deux femelles non dénuées de talent mais totalement insaisissables : Sagace's Choice et Saquiace, véritables bêtes noires des turfistes.

Mais, dans la même production 1988 que les quatre précédemment cités, naissent également Saganeca et un alezan portant le même lys en tête que son père, un crack : Arcangues.
Saganeca est une toute bonne jument. Elle le prouve en gagnant le Prix de Royallieu et en accumulant de belles performances à 4 ans. Deuxième du Grand Prix de Milan puis quatrième tout près du Grand Prix de Saint-Cloud, elle s'intercale à la cinquième place au terme d'un rush étourdissant entre Saint Jovite et Dr Devious à l'arrivée de l'Arc de Triomphe. A l'occasion, elle devance Arcangues qui finit très bon septième de la grande course. Deux partants dans l'Arc pour le même étalon ! Sagace affirme, à titre posthume, ses talents de géniteur. Et ce n'est pas terminé : Arcangues a rendez-vous avec la gloire!

A l'instar de celle de Sagace, la carrière d'Arcangues n'est pas dénuée d'extravagance. Débutant tardif, il évite les tâches difficiles à l'âge de 3 ans. Issu d'une famille de musiciens -le père de Sagace, Luthier avait comme géniteurs Klairon et Flûte Enchantée et un frère, Premier Violon - Arcangues est un artiste génial, nullement effrayé par les dissonances et les discordances ; déjà à 3 ans, sa "musique" est étrange. A un succès facile dans le Prix Eugène Adam succède une défaite radicale dans le "Conseil de Paris ".

A 4 ans, il est temps pour lui de courir les classiques. Deuxième à une encolure de Zoman (également vainqueur de Sillery dans le Budweiser Million) dans le Prix d'lspahan, il sombre dans les Eclipse Stakes avant de battre aisément un autre spécialiste des "breaks jazzy", Arazi dans le Prix du Prince d'Orange et de remarquablement courir dans l'Arc. Arcangues, à l'image de Sagace, court très peu. En 1993, à cinq ans, cinq fois. Très estimé par certains, ce très beau et très bon cheval prend ses galons de vedette en s'adjugeant brillamment son premier groupe I, le classique et sélectif Prix d'lspahan. Comme son père.

Par contre, ses trois autres sorties européennes de l'année sont quasiment surréalistes. Dans le bourbier du "Ganay ", il termine dans le lointain, puis est quasiment inexistant dans les Eclipse Stakes d'Opera House. Favori du Prix Dollar, il finit quatrième sur cinq partants à plus de dix longueurs de Knifebox qui "vole" dans le terrain lourd.

 

Arcangues, la fabuleuse revanche

Le 6 novembre arrive ! Arcangues est maintenu sur la liste des engagés de la sacro-sainte Breeders' Cup. Au départ des 2000 mètres du Classic, aux côtés de Bertrando et de Best Pal, les deux stars californiennes.

Arcangues, qui a été l'objet d'une syndication romanesque durant l'été, est en superbe état. Mais, l'hégémonie américaine sur le palmarès de la grande course classique et les dernières performances irrégulières du bel alezan font qu' il est abandonné au betting.

Seuls quelques "amoureux" d'Arcangues, se souvenant ce jour-là du triomphe de Sagace dans l'Arc 1984, espèrent... Sur le dirt, Arcangues, dont les couacs sont désormais célèbres, va jouer une partition sublime écrasant les meilleurs chevaux américains à l'issue d'une remontée d'anthologie. A 134/1, la surprise est immense. En 1975, dans 1' Arc, Star Appeal n'avait fait afficher que... l19/1. Des millions d'Américains sont abasourdis. Laminés les Bertrando, Kissin Kris, Devil His Due, Best Pal et autres Miner's Mark ou Colonial Affair...

Arcangues vient de remporter la plus incroyable victoire dans l'histoire des courses!

 

Sagace pour l'éternité

Dans les étoiles où de toutes façons, blessures, rétrogradations et modes n'ont pas cours, Sagace galope désormais la tête un peu plus haute qu'auparavant.

A nouveau l'horizon devient violet. La horde au grand galop est de retour. En tête de la course, Ribot, Mill Reef et Sea Bird sont à la lutte avec un beau cheval bai à l'encolure de cygne. Les cracks allongent encore leurs foulées... Bien que versant d'un bond de gaieté sur sa gauche, Sagace franchit en même temps que les autres la ligne d'arrivée de nos yeux.

 

Vincent Le Roy

 

Publié dans le numéro 19 d' EQUUS Les Chevaux

 

 

Dramaturgie extraordinaire!
Le 4 octobre 1998, c'était au tour de la meilleure de ses filles, Saganeca, d'achever cette oeuvre étonnante en offrant, enfin, à Sagace un deuxième "Arc".
Il est un peu plus de 16 heures à Paris. C'est fabuleux! Sagamix, le premier fils de Saganeca, magnifique gris très expressif, vient de remporter le Prix de l'Arc de Triomphe 1998.