Le Cheval Bleu
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Le Cheval Bleu |
Chronique d'un duel de cracks annoncé
L'oeil magistral, implacable et fier de Montjeu ...
Se fait de biche quand il domine aisément le champion Sendawar, l'un des futurs meilleurs milers mondiaux, dans le Prix Greffulhe, sa première course à 3 ans.
S'inquiète devant la cravache montrée dans le Prix Lupin, lors de sa seule défaite face à l'élégant alezan Gracioso.
S'enflamme lors de son festival dans le Prix du Jockey-Club et, espiègle, se plisse quand, détaché de Nowhere To Exit, il se permet un gracieux changement de jambe à quelques mètres du fil.
Montjeu est désormais Cheval de Derby!Rigole quand il double la mise dans un Derby d'Irlande totalement survolé.
Ce jour-là, Montjeu devient fascinant. Aux galons des espoirs mis en lui depuis l'automne de ses 2 ans, le grand cheval bai ajoute celui définitif de patron des 3 ans européens.
Montjeu |
La plupart de ses adversaires portent en eux les stigmates de leur rencontre avec le crack. Spadoun, son sparring-partner à 2 ans, est devenu fou et ses cavalcades, vingt longueurs devant le peloton, ses tournants pris en pleine piste, sont désormais aussi célèbres que déroutants. Jaskini a disparu, Al Waffi qui énerva tant Montjeu dans le Prix Lupin, également. Nowhere To Exit ne s'est pas encore retrouvé. Slickly est désormais miler et Gracioso, finalement rémanence en trompe l'oeil de l'unique Peintre Célèbre, n'a pas été revu depuis son échec de Chantilly. Pour Daliapour, proche dauphin d'Oath dans le Derby d'Epsom, tout allait encore pour le mieux quand il prit l'avantage dans l'Irish Derby... Puis, Montjeu vint à sa hauteur, sans aucun effort apparent, et bientôt le terrassa... "en tirant comme un train" (Ndlr : commentaire de Cash Asmussen, son jockey). Surréaliste exclamation! Du quasiment jamais vu! Né en Irlande, par Sadler's Wells et Floripedès, Montjeu fut élevé dans le Morvan. Invaincu à 2 ans en deux tentatives, Montjeu s'est merveilleusement développé l'hiver de ses 3 ans. En octobre 1998, il faisait son âge, apparaissant presque fluet, quand il dominait l'impressionnant Spadoun. Désormais, sa puissance est étonnante, dévastatrice. Son avant-main notamment s'affiche incroyable. Un poitrail, une encolure,une épaule somptueux! Et ce petit plus indéfinissable, mélange d'assurance et d'extrême réactivité. Le pur sang roi dans toute sa splendeur! |
Face à lui, à l'affiche d'un duel de cracks annoncé, se dresse un autre cheval exceptionnel : El Condor Pasa, l'Etalon Noir. Né aux Etats-Unis, grand vainqueur au Japon, détenteur de l'internationale Japan Cup, le Condor s'entraîne en France depuis le printemps. Le but unique de ses galops : gagner le Prix de l'Arc de Triomphe.
Délaissant les fortunes offertes sur le turf japonais,
le magnifique bai brun foncé va courir trois fois et seulement trois
fois avant le grand rendez-vous d'octobre. Ses débuts européens
ont lieu dans le Prix d'Ispahan, où l'adorable Croco Rouge
le domine joliment sur une pointe et... sur 1 850 mètres. Extrêmement impressionnant, El Condor Pasa offre en cette occasion un nouveau groupe I européen au Japon, après Seeking The Pearl, Taïki Shuttle, Shiva née là-bas et avant Agnes World. En vingt ans, l'élevage et l'entraînement japonais se sont hissés au niveau des meilleurs. Tout un pays reçoit les récompenses d'investissements hors du commun pour importer en Orient les plus fameux courants de sang. Enfin, en ultime test, le Condor contrôle toute la
ligne droite du Prix Foy la reine Borgia, ressuscitée. El Condor Pasa |
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Si Montjeu présente quelques poils gris en pointe au coeur de son chanfrein, El Condor Pasa doit certainement son nom à son exceptionnelle liste en tête : la carte de l'Amérique du Sud, déployée en guise d'oriflamme, et comme... une ombre, celle de quelques poils noirs au dessus de l'Aconcagua, l'ombre du grand rapace, planant talentueusement dans le ciel de Longchamp.
El Condor Pasa est un grand, grand cheval. Un crack, sans aucun doute! A l'image de Montjeu, Peintre Célèbre ou Hélissio!
Deux cracks au départ, la même année, voyage exceptionnel! Cela rappelle le match annoncé Hélissio - Peintre Célèbre qui, inexorablement, tourna court quand l'avion alezan s'envola.La fin de siècle pourrait-elle nous offrir le scénario idéal? Une lutte entre les deux plus rapides pur sang de la planète.
samedi 2, veille de la course
Une pluie continue se déverse sur Longchamp. Sportsmen, propriétaires, éleveurs du monde entier sont réfugiés dans les salons. Sur la piste détrempée, Tajoun souffre pour contenir San Sebastian dans le Prix du Cadran, la grande course du jour. Affiché lourd le matin, le terrain se dirige lentement mais sûrement vers l'impraticable. Les commentaires vont bon train. On s'inquiète de l'éventuel forfait des deux principaux adversaires des deux stars. En effet, Daylami, le meilleur cheval britannique, et Daryaba, la reine des pouliches européennes, détentrice du rare doublé Prix de Diane - Prix Vermeille, n'apprécient guère de se mouiller les sabots, et encore moins les boulets.
samedi 2, fin de réunion
Sur la pelouse, face aux tribunes, les voitures glissent dans la boue... Cela ne s'arrange pas vraiment. Le temps joue avec les nerfs de tous ceux qui savent que l'Arc 1999 est un cru exceptionnel et qu'il ne faut donc pas trop l'agiter. Le gris Daylami est non partant virtuel.
samedi 2, en soirée
Une brise s'est levée. Les trottoirs de Montparnasse sèchent. Une étoile brille au dessus de la Tour. Un éleveur colombien se rassure : son "Arc" ne sera pas gâché. Dans leurs boxes, les meilleurs pur sang rêvent de gloire éternelle. Montjeu, comme à son habitude, dort comme un bienheureux. Daylami écoute la météo marine.
dimanche 3, 14 heures
La meilleure partie de la piste, sauvegardée depuis des semaines, est ouverte. Tout l'entourage de Daylami, Cheik Mohammed Al Maktoum en tête, l'estime, la tapote : Daylami, l'ancien "Aga-Khan", désormais bulldozer invincible dans les Iles britanniques, va courir.
Croco Rouge
dimanche 3, le Prix de l'Arc de Triomphe
32 000 personnes se pressent à Longchamp où la lumière est revenue.
Croco Rouge, Greek Dance et Daryaba sont superbes d'état. Daylami ne sait pas encore qu'il courra comme Bruni, autre champion grisou déchu à Longchamp, Montjeu est attentif, El Condor Pasa retrouve la foule et des ambiances habituelles, Genghis Khan présumé leader de Montjeu inquiète guère, les pouliches Cerulean Sky et Flamingo Road, "Jeanne" de l'Arc cette année, font un peu tapisserie devant leurs copines plus âgées, les championnes Leggera et Borgia, toutes deux déjà placées dans l'Arc.
Mince! J'ai à peine vu l'Anglais Fantastic Light et Albaran le bon cheval norvégien.De son côté, Sadler's Wells, meilleur étalon au monde, papa de Montjeu, Leggera, Greek Dance, Genghis Khan et père de mère d'El Condor Pasa, regarde la télé dans son pré ultra chic, lampes chauffantes, orangeade et artichauts à portée de sabot.
Les chevaux tournent derrière les stalles de départ. L'oeil averti, Sadler's Wells ne quitte pas Montjeu, un seul instant. Michael et lui misent beaucoup sur lui. Il connaît la grande course, il avait fini loin du crack Sagace en 1984, également en terrain lourd, avant de devenir un sire extraordinaire.
16 heures! Des stalles jaillit l'un des plus beaux tableaux vivants jamais imaginés. La Bataille de l'Arc est engagée.
Lièvre, leurre d'un leurre, Genghis Khan laisse le commandement à El Condor Pasa qui galope librement. Tête et corde, en cadence! Aucun cheval n'a gagné l'Arc, ainsi, en terrain lourd! Hélissio, le jour de son chef d'oeuvre, avait beaucoup moins d'eau sous les sabots. Montjeu est sixième, également à la corde. Leggera, Greek Dance, Daryaba se postent à l'avant, Daylami est au contact, Croco Rouge et Borgia attendent. Albaran se demande ce qui lui arrive. Pourtant, il a respiré un grand coup avant d'entrer en piste.
El Condor Pasa mène le bal, avale la montée, dévale la descente, la meute à ses trousses... et démarre sèchement à l'entrée de la ligne droite, déclenchant le plaisir des milliers de spectateurs. Montjeu est piégé derrière Greek Dance, Tiger Hill et Leggera, Daryaba n'insiste déjà plus, Daylami s'annonce et Croco Rouge va participer à la grande fête, c'est certain.
Sous la passion, le public oscille. El Condor Pasa fonce vers la consécration. A plusieurs longueurs, le monstre Montjeu force le passage, bouscule Leggera, qui ne peut qu'accuser le coup, et se jette dans l'intervalle. Mon voisin souffle : "Voilà, Montjeu!" Sadler's Wells a renversé son verre.
Devant, l'Etalon Noir, superbe, ne faiblit pas et ne faiblira jamais. 250 mètres du fil! Montjeu, lui aussi sublime, se rapproche, Daylami plafonne en pleine piste. A la corde, Greek Dance, Leggera, Tiger Hill et bientôt Borgia se battent. Croco Rouge, admirable, ferait un bien beau troisième.
Le duel de cracks est à son optimum! La foule ne voit plus qu'eux, elle hurle. Montjeu est en train d'aller chercher El Condor Pasa. Montjeu! Montjeu! Montjeu vient de lui prendre une demi-longueur. Il a gagné! Il l'a repris! Incroyable! Six longueurs plus loin, Croco Rouge réussit noblement ses adieux. A onze longueurs, Leggera devance de peu Tiger Hill, Greek Dance et Borgia.
Montjeu est cannonisé, vivant. Il aura à sa charge désormais de remporter un deuxième Arc, afin d'égaler les plus célèbres pur sang de l'Histoire. El Condor Pasa ne courra plus, il a quitté la France et pourrait faire des adieux publics le jour de la Japan Cup avant de rejoindre son modèle Hélissio, à Shadai Farm, dans l'île d'Hokkaido.
Gouailleur, ce dernier souhaite fêter l'entrée au haras du Condor (par Kingmambo, premier poulain par ailleurs champion de la géniale Miesque). Il aurait notamment décidé de lui offrir un abonnement aux Eaux Bienfaitrices du Mont Fuji... et une panoplie de cormoran.
Vincent Le Roy
Publié dans la revue EQUUS-Les Chevaux
