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TSARSKOYE SELO, un cimetière pour chevaux

par Jean-Louis Gouraud

 

Nicolas II inspecte la cavalerie à Tsarskoye Selo.

 

Un peu de flair, un peu de chance et beaucoup d'entêtement. Dans l'affaire du cimetière des chevaux, tout a commencé il y a une quinzaine d'années. Je préparais à l'époque un recueil de proverbes, maximes, dictons et sentences sur le cheval...

Un jour, à la Bibliothèque Nationale, j'avais demandé qu'on me sorte une espèce d'encyclopédie parue dans les années 1889/1890 à la Librairie J. B. Baillière et Fils, à Paris, et intitulée "L'homme et les animaux: description populaire des races humaines et du règne animal". Un de ces merveilleux bouquins comme on en a tant publié au XlXè siècle. C'est là que j'entendis parler, si j'ose m'exprimer ainsi, pour la première fois d'un cimetière pour chevaux. Voici comment l'auteur, un certain A. E. Brehm, présente l'affaire : "Les voyageurs qui vont visiter en été le parc de Tsarskoyé Selo (Bourg du Tzar) ne soupçonnent point, pour la plupart, que dans un coin de cette belle propriété impériale, se trouve un établissement, probablement unique en Europe, on peut même dire au monde : c'est l'Hotel impérial des chevaux invalides qui ont eu l'honneur de porter leurs majestés czariennes. Il existe à la vérité, en Angleterre, une maison de retraite analogue à celle-ci pour les simples et reconnaissants particuliers, mais on n'y voit pas, comme dans l'établissement russe, de cimetière avec monuments et inscriptions. Les pierres tumulaires sont alignées très rigoureusement. Chacune porte une inclinaison spéciale : le nom de la monture honorée, celui du souverain qui l'a illustrée, souvent la date de la naissance et celle de la mort de la pauvre bête ; quelques fois, enfin, des faits historiques. Ainsi, sur l'une de ces sépultures, une épitaphe russe rappelle que là gît le cheval, ou plutôt l'Ami, que montait Alexandre Ier à son entrée dans Paris, à la tête des armées alliées."

 

Hôtel Impérial des Chevaux Invalides à Tsarkoye Selo
Dessin de Ph. Blanchard

 

 

Je décidais donc de partir à la recherche du cimetière équin.

Mais dans les années 1980, la Russie encore soviétique n'était pas facilement accessible. D'abord, Tsarskoye Selo, qui signifie "le bourg du tsar" ne s'appelait plus ainsi. Aux yeux des Bolcheviks, ce nom rappelait trop l'ancien régime. Ils avaient rebaptisé la petite agglomération Dietskoye Selo, le bourg des enfants, puis Pouchkine, car c'est là qu'Alexandre Pouchkine fut élevé et qu'il composa ses premiers poèmes, dans les années 1811-1817. Ce n'est qu'à l'abolition du communisme que Pouchkine est redevenue Tsarskoye Selo.

 

Pendant plusieurs années, j'ai cherché, sans succès, des informations sur ce cimetière. Jusqu'à ce que, courant 1987, je rencontre à Moscou un certain Volf Sedykh, un des barons du régime, de ce qu'on appelait la Nomenklatura. Il dirigeait alors la plus grande entreprise d'édition d'Union Soviétique, les éditions du Progrès. Editeur moi-même, je venais étudier divers projets de coopération entre nos deux maisons. En visitant un par un les dix ou douze étages du building, je remarquai un ou deux bureaux occupés par les animateurs d'une collection "Témoignages sur l'Union Soviétique", qui me parut d'emblée très attrayante. L'idée consistait à inviter un étranger, à le trimbaler partout où il pourrait constater l'excellente situation qui régnait en URSS et à publier le livre qui résulterait de son voyage. Je proposai de réaliser un livre sur le cheval qui pouvait être un excellent moyen de considérer l'Union Soviétique sous divers angles: historique, culturel,...

Deux mois plus tard, j'étais invité en URSS. Serge Popov, parfaitement bilingue, devenait mon interprète. J'établis l'itinéraire de mes investigations où figurait bien naturellement en tête de liste le cimetière des chevaux de Tsarskoye Selo dont Serge, bien évidemment, n'avait jamais entendu parler. Il finit par découvrir quelqu'un à Leningrad, qui savait exactement où il se trouvait. Le 2 octobre 1988, je débarquai à Leningrad.

Le lendemain, on me présenta Natacha Lapchena, une femme extraordinaire, passionnée de chevaux, à la fois comme hippologue et comme cavalière. Elle connaissait le cimetière, c'est son vieux maître d'équitation qui le lui avait fait découvrir vingt ans auparavant.

 

Le Palais Catherine

 

Nous avons quitté Léningrad vers le sud. A vingt kilomètres, se trouve Pouchkine, petite bourgade située sur une modeste hauteur où se trouvait une des résidences préférées de leurs Altesses. Tout autour du Palais Catherine, les successeurs d'Elisabeth multiplièrent les constructions. Dans un recoin de l'immense Parc Alexandre, les tsars avaient fait construire une vraie ferme dans laquelle les jeunes Altesses pouvaient s'amuser à "faire de l'agriculture". A quelques centaines de mètres, situé à l'écart des grandes allées du parc, caché par les arbres et clôturé de hautes grilles rouillées, se trouve... le fameux cimetière.

L'endroit était en quelque sorte caché, secret et interdit.

Le site était non seulement clôturé mais sérieusement gardé par deux molosses hargneux. Une mégère nous intima l'ordre de nous éloigner. Soudain, elle s'arrêta de crier et s'adressa à Natacha. Cette femme avait été la patronne de Natacha à l'époque où, étudiante fauchée, elle travaillait dans une écurie la nuit. Chance inouïe ! La vieille femme finit par nous laisser visiter les lieux en nous demandant de nous hâter : "je n'ai pas le droit de vous laisser entrer", dit-elle.

 

Le cimetière équin de nos jours

 

Ce qu'on remarque en premier, c'est une petite bâtisse en brique rouge, élégante bien que massive, crénelée sur tout le pourtour de la toiture avec, dans un angle, une tour ronde, qui domine l'ensemble. Du parfait néo-gothique.

Pendant près d'un siècle -jusqu'à ce que les révolutionnaires de 1917 y mettent un terme- l'édifice servit de maison de repos et de maison de retraite pour les chevaux qui avaient "eu l'honneur de porter leurs majestés czariennes". Un "Pech Petit" impérial en quelque sorte.

Après la révolution, le bâtiment qui contenait des écuries et le logement des palefreniers fut affecté à divers usages. Il avait été récemment mis à la disposition de la Direction des Beaux-Arts qui y avait installé un atelier de réparation.

En contournant la bâtisse, on débouche bientôt sur un terrain vague envahi par les herbes folles et les fleurs sauvages, au milieu desquelles on distingue à peine de longues dalles de marbre sur lesquelles on peut déchiffrer des inscriptions gravées dans une belle calligraphie cyrillique. Des pierres tombales, comparables à celles d'un cimetière "humain".

Nous sommes dans l'unique cimetière pour chevaux du monde.

Il ne s'agit pas d'un petit cimetière de quatre ou cinq tombes. Il s'agit d'un vrai grand cimetière, avec des dizaines et des dizaines de chevaux enterrés, soigneusement alignés les uns à côté des autres. Un inventaire, effectué, semble-t-il, dans les années cinquante, a établi qu'il y avait eu là 120 enterrements. Le cimetière de Tsarskoye Selo est bien, je le répète, la plus grande nécropole équine du monde !

 

 

 

 

Lorsque je le vis pour la première fois, dans les circonstances que je racontais tout à l'heure, l'endroit était dans un pitoyable état. Des pierres tombales manquaient, certaines étaient brisées, d'autres à moitié enterrées. Nous errions, Natacha, sa vieille amie, Serge et moi au milieu de ces tristes ruines, essayant de décrypter les inscriptions. Ici, la tombe d'un cheval appelé Lord, ayant appartenu à Alexandre III. Plus loin, la tombe de la jument Poltava, qui eut l'honneur de porter le tsar Nicolas Ier. Ailleurs, une pierre indique la dépouille de Sultantchik (petit sultan), qui appartint au Comte Rostopchine.

Chaque tombe se compose d'un socle en grès ou calcaire, dans lequel est incrustée la plaque de marbre gravée. Chaque plaque porte le nom du cheval décédé, souvent sa date de naissance, la date de sa mort, le nom de son ou de ses augustes propriétaires de la famille impériale pour la plupart. Et, le cas échéant, les principaux exploits du défunt.

La gardienne confia à Natacha que les lieux allaient être "nettoyés" au bulldozer.

Heureusement en 1988, c'était déjà les débuts de la perestroïka. Natacha avait des amis à la télévision de Leningrad. Nous criâmes au scandale, à la profanation. Tant et si bien que les autorités de l'époque prirent quelques mesures de sauvegarde. Les pierres tombales furent mises à l'abri, quelques-unes furent confiées à des ouvriers spécialisés pour restauration.

 

 

La situation aujourd'hui n'a guère évolué. Sur les 120 enterrements connus, moins de 100 pierres avec inscriptions sont aujourd'hui conservées et restaurées, leur emplacement d'origine ayant été, paraît-il, scrupuleusement relevé. La seule chose qui ait vraiment changé ce sont les rapports avec les autorités qui sont devenus excellents. C'est "l'Ensemble des Parcs et Palais de Tsarskoye Selo" qualifié de "complexe d'intérêt fédéral" c'est-à-dire de Musée d'Etat qui gère le cimetière.

Cet Ensemble de Parcs et Palais, aujourd'hui classé par l'Unesco comme un des éléments du "Patrimoine Mondial", est placé sous la double tutelle de l'Etat fédéral et de la Ville de Saint Petersbourg.

En 1994, il y a eu près de 2 millions de visiteurs à Tsarskoye Selo, mais cela ne suffit pas du tout à équilibrer les comptes. La direction ne manque pas de dynamisme : diners de gala, concerts... Pour restaurer la maison de retraite des chevaux et le cimetière il faudrait juste un peu d'argent. A une époque où la Ville et l'Etat sont de plus en plus fauchés cela devient difficile.

J'ai donc créé un Comité chargé de trouver de l'argent pour la réhabilitation du site. Pour cela, il propose au public des réalisations commerciales dont les profits seront reversés au Comité.

 

 

 

 

La première de ces réalisations a été la publication, fin 1995, d'une anthologie des plus beaux textes écrits sur le cheval "Célebration du cheval". Mais les dons sont également les bienvenus.

C'est l'Association pour la Découverte de la culture équestre, créée par Guillaume Henry, qui a ouvert un compte spécial, intitulé "Tsarskoye Selo" sur lequel peuvent être versées toutes sommes destinées à la sauvegarde et à la restauration du cimetière. Mais la France ne pourra sans doute pas assurer seule la totalité du financement nécessaire. Il s'agit simplement pour nous d'amorcer la pompe.


Propos recueilli par Guillaume Henry
- Photos D. R.


Un compte spécial a été ouvert par l'Association pour la Découverte de la Culture Equestre à la Banque Nationale de Paris sur lequel peuvent être versés les dons, qui seront transmis aux autorités de Tsarskoye Selo, par tranches de 50 000 FF, sous le contrôle de l'Institut Français de Saint-Petersbourg :

BNP - Agence Montparnasse
Code banque 30004 / Code guichet 00809 - N° de compte 90646-43 - Clé RIB 12.

 

Publié dans le numéro 26 de la revue Equus - Les Chevaux.